Comment l’exposition « YO » a-t-elle pu arriver?
Appel à signatures : pour qu’un projet concernant la Culture Hip-Hop ne puisse plus avoir lieu sans concertation et collaboration et appel pour une transparence des budgets alloués au vaste projet Hip-Hop à l’occasion de Mixicity.
Depuis plus de 30 ans, la Belgique est bel et bien une scène hip hop très importante. Les acteurs de ce mouvement, totalement relégués et après toute ces années d’absence dans les institutions et sur les ondes officielles, ne méritaient pas pour accéder une scène aussi flamboyante que Bozar, de devoir renoncer à tout.
Pouvoir décisionnel et vitalité confisquée, sauf pour les « stages dans les quartiers ». Comment pouvoir espérer la moindre perspective équitable pour la suite à partir de ce qui est d’ores et déjà l’événement le plus couteux que la scène aura jamais eu à sa portée1, si des personnes, non qualifiée pour la première, timorée pour la seconde, et épaulées par une scénographe tout terrain, n’avaient eu à eux seuls le joystick en main.
On découvrira que ce n’est pas Bozar, comme institution culturelle qui a la plus grande responsabilité dans le mépris pour les acteurs légitimes du Hip Hop, mais précisément l’institution qui a littéralement en charge de représenter et de défendre leurs intérêts, puisqu’il s’agit du CBAI (Centre Bruxellois d’Action interculturelle) qui par deux fois va mener une politique discriminatoire. On lui doit dans un premier temps le processus long et fort bien rémunérée de prospection et de sélection qui a mené au choix des commissaires, ensuite l’orientation stages vers « les quartiers » ; soit les couleurs décisives du projet.
La suite et la chute désormais on les connait et, au-delà des interactions des deux partenaires Visit Brussels et Bozar, les choix principaux inspirés par le CBAI vont marquer l’ensemble. Quand bien même demeure le mystère de qui a fait la blague du caricatural et infantile « YO » qui sert de titre, en ce qui concerne l’annonce pompeuse et mensongère « 40 ans de culture Hip Hop », la prétention suicidaire des curateurs n’est pas discutable. Pour le second volet (projet toujours pour Mixity) en lien avec la culture Hip Hop d’inviter les quartiers à pouvoir s’initier aux Hip Hop, CBAI toujours.
YO rien que ce titre-là en gigantesque, c’est l’art contemporain dans sa version la plus creuse
» Après ils pleurent quand perdus on revient aux racines
Ils ont caricaturé nos discours radicaux
Et l’ont résumé par « wesh wesh » ou « yo yo » ! »
Akhenaton, IAM, La Fin de Leur Monde 2007
Où il ne s’agit pas de rendre hommage, mais de faire un clin d’œil impersonnel et déterritorialisé comme si le Hip Hop était une thématique et se faisait sans lieux ni territoires : Brussels, Hip Hop, Generation annonce en anglais l’affiche. Pour les quartiers, on a compris lesquels, ceux d’où le Hip Hop provient, les jeunes pourront donc — s’ils ont été assidus aux stages — venir visiter gratuitement l’exposition (avec leurs grands frères qui ont été recrutés pour des heures supplémentaires aux prestations artistiques jamais payées), ou la énième version du paternalisme version encadrants et encadrés, éducateurs un jour, éducateurs toujours, avec inscription admise jusqu’à 25 ans. Pour quelle apothéose ? Venir admirer comment on a pu mettre la vie du Hip Hop en scène ou l’exacte mission d’un travail ethnologique. Ainsi que l’exposition avec les codes de l’art contemporain de quelques fresques, tableaux ou sculptures d’artistes issus du Hip Hop, mais pas uniquement, triés sur le volet et qui pourraient atteindre des prix importants dans une galerie d’art.
Nous avons donc deux directions pour l’expo : marché de l’art et ethnologie. Et pour les quartiers : le socio culturel le plus problématique qui soit, supposant une hiérarchisation qui ne se cache pas (le graal étant le musée) lorsqu’il y avait tout à gagner, s’il s’agissait vraiment d’apprendre, en inversant la proposition. Bref, se donner comme horizon le marteau du commissaire-priseur , les vitrines de l’expo 58, et l’artiste sous sa casquette d’éducateur, ne valait peut-être pas la peine de mettre autant d’argent pour le Hip Hop. Car le socio culturel préexistait à l’événement, les galeries aussi. Ce qui n’existe ni à Bruxelles, ni en Wallonie, c’est la reconnaissance de ceux qui portent cette culture depuis si longtemps snobée et qui ici — ce qui est plus grave — ont été ignorés en tant qu’interlocuteurs légitimes. Ni contre-culture, ni autonomie, ni souveraineté, ni dignité. On en vient à regretter le moment où tous ces artistes étaient simplement baillés. Et s’ils ont toujours eu des carnets d’adresse et des soutiens internationaux beaucoup plus garnis que leur portefeuille, dans un événement censé promouvoir Bruxelles et l’international, leurs contacts et leur expertise n’ont pas été sollicités.
Qui a fait la route, le trajet, qui va où et qui connait quoi ?
Dans le bref texte de présentation sur le site de Bozar, la tentative est assumée de faire passer une contre-culture — le terme ne figure même pas— pour une expression de « l’adolescence des métropoles(sic) ». D’entrée de jeu, le message est clair : nul n’est irremplaçable. À l’expo, on a pu découvrir médusé des vitrines dignes de l’Atomium (et s’ils s’étaient trompé d’année thématique ?), quelques documents proprement mise en scène et érigées en reliques comme la salopette de Benny B. Les artistes sollicités pour leurs archives les ont parfois données, parfois pas, parfois retirées, parfois pas et cela pour pas un kopeck et sans droit de regard sur ce qui en est fait, ce qui est proprement hallucinant. Pour les commissaires, c’était ça être inclusif : sélectionner un passé comme décor totalement désincarné, éviter qu’il soit trop chargé, en disposer et le disposer à sa guise. C’est pour ça que tant de personnes et de choses manquent et que l’on peut parler d’ethnologie comme mode opératoire et non d’historicité. De fait, la présentation est sommaire et sujette à caution tant l’histoire est trouée de partout. Les commissaires auraient pu s’en sortir en évitant l’effet d’annonce racoleur : « 40 ans d’histoire belge du Hip Hop ! » En assumant plutôt une position subjective, et personne n’aurait été blessé. Pour honorer l’annonce tonitruante des 40 ans, il aurait fallu non pas davantage de moyens, mais d’avantage de respect et de collaboration. Peut-être aussi de temps, ce qui aurait pu être négocié. Il eut été plus respectueux et stratégique d’inviter les artistes des quatre disciplines à réaliser ce qu’ils ont toujours su faire : habiter l’espace. Le Musée est finalement aussi un territoire qui aurait pu être investi avec les scénographies propres à cette culture spécifique (à moins de considérer que les Beaux-Arts sont supérieurs. Auquel cas, ça ne servait à rien de présenter le Hip Hop). Cela aurait surement donné une exposition réussie loin des simulacres douteux, couteux et ridicules : lumières pulsées, affiches collées à la hâte pour simuler l’illégalité, j’en passe et des meilleures.
Histoires et espaces
Lorsqu’on aura reconnu ce qu’on doit aux artistes des quartiers populaires pour que ceux des quartiers bourgeois puissent aujourd’hui supporter le système qui est encore plus moche de près, alors on pourra faire une rétrospective.
Car beaucoup d’acteurs au-delà d’être dépossédés de la mise en scène, ont été mis en vitrine, au passé. La salle des nouveaux, jetés en vrac, qui font parfois pas mal de vues, sont conscients lorsqu’ils viennent des quartiers bourgeois de Bruxelles (d’où il n’y a rien à attendre comme transformation) qu’ils ne peuvent qu’espérer tenir le devant de la scène en solo. On ne me fera pas dire que Romeo Elvis revisitant le rock par la Hip Hop n’est pas intéressant. Faire imploser l’espace bourgeois, ça a toujours été la marque de fabrique du bon rock. Et s’il se revitalise grâce au rap, tant mieux, mais c’est autre chose ; à commencer par un mode de vie forcement spécifique et aux références différentes. Dans l’exposition, la première des scènes, le territoire est posé comme espace indistinct, ce qui est absolument absurde. Le mouvement Hip Hop dans toutes ses disciplines, nombres de vues ou pas, c’est principalement porter et être porté par la périphérie du capitalisme, par la rue, le quartier, la famille. Bref, c’est donner à manger au collectif et quand Roméo Elvis fait des clips plus réussis et sophistiqués que l’affiche de l’événement, Sofiane ou Sky — issus d’autres quartiers au même moment — se donnent à voir et le donnent à voir. Il n’y a pas « d’évolution de la Hip Hop » comme annoncé par les commissaires. Il y a deux mondes ou trois ou quatre, mais il demeurera toujours qu’il ne s’agit pas de mettre en compétition et encore moins d’unifier.
À défaut d’avoir, d’entrée de jeu, les marques de respect dûes à cette immense culture, nous avions, il est vrai, dans le texte de présentation, cet avertissement très clair »une culture Hip Hop où différentes générations qui l’ont à chaque fois raffinée en fonction de leurs propres perceptions (sic) ». Il s’agit donc d’un gisement pétrolier qui sera raffiné en fonction d’un nouveau marché potentiel en voie d’élargissement et donc bienvenue, sous couvert de pluralité, à l’appropriation tous azimuts ? N’attendez pas de trouver une éthique particulière construite par les acteurs, mais un style dont chacun est libre de trouver le modèle à sa taille. Cette ode au seul potentiel libéral et à l’aspect merchandising — qui a toujours été assumé par les crews pour assurer leur indépendance, pas pour se tailler un rayon chez H&M — semble être le point de départ et d’arrivée de l’expo. Preuve en est l’absence de noms dans le texte de présentation. Une histoire sans noms (ils sont en-dessous en petit), c’est pourtant rare et un mouvement artistique encore plus. Quant à la chronologie, fil rouge de l’expo qui est là pour illustrer la thèse des commissaires : années 80 bon enfant (entendu lors de la visite guidée) ; années 90 contestation ; années 2000 professionnalisme et individualisme ; années 2010 surabondance de la production… On pourrait tout de même approfondir voire contredire, car bien sûr et – au hasard… – la contestation perdure.
Et c’est normal que tout soit sommaire : l’histoire ne peut être écrite que par les protagonistes eux-mêmes qui, comme les archivistes ou les témoins — il y en a beaucoup ! — n’ont pas été conviés à partager leur savoir (contrairement aux commissaires, terme absent de la culture Hip Hop, non sans raison).
La version couture de la culture urbaine
« Le diable s’habille en Prada ou comme y veut je m’en bats les c…… »
Sofiane in « Tout le monde s’en fout »
Pour cette exposition, grâce au choix calamiteux de la cellule culture du CBAI1, nous avons donc aux commandes Adrien Grimaud, un historien de l’art très loin du Hip Hop mais intéressé par l’intégration d’œuvres dans l’espace public et qui s’était aperçu déjà, lors de son exposition au Musée d’Ixelles – « Dehors » (plus proche d’un défilé Nathan que d’une expo faisant remonter l’énergie des artistes et la complexité des rapports de force dans une ville), que dans nos rues, à part l’art contemporain, on rencontre également des fresques et des graffitis qui pourraient finalement, un peu nettoyés et dégrossis (le message on s’en tape) rivaliser avec les plus belles œuvres d’art. Merci, il n’est pas seul : il y a Benoît Quittelier, un honnête breaker et géographe, soucieux de faire passer cette discipline de la rue aux studios afin que l’on puisse apprécier son potentiel technique plutôt que subversif à l’Opéra, au Musée. Moins hors sol que notre historien de l’art, mais pas plus défenseur de ce que la culture Hip Hop peut incarner comme life style pour autant. À sa décharge, il aurait pu être aussi violent qu’un article de Libération du mois de mai2, et il a réussi sa salle flow : la salle la moins scénarisée, un hasard ?
Finalement dans une période de gentrification accélérée cette histoire est sans surprise. Mais elle ne sera pas sans conséquences, car au départ un ministre a eu réellement l’intention de rendre hommage à la diversité bruxelloise. Et ce qu’il faut reconnaître, c’est que les commissaires, quoi qu’on puisse en penser, ne se sont pas choisis eux-mêmes. C’est bien d’un processus de mise sous tutelle de la Hip Hop par une infrastructure rongée par une vision très discutable de la discrimination et contaminée par les a priori et le racisme de classe. Il ne faut donc pas se demander pourquoi, mais comment deux inexpérimentés, l’un glacial et l’autre tiède ont pu faire main basse sur une culture en coup de chaud perpétuel et qui possède des spécialistes de trente ans d’expérience qui auraient pu tripler le potentiel d’un tel budget. On peut se demander pourquoi cette même structure a choisi une spécialiste en théâtre et ancienne chroniqueuse télé, Soraya Amrani, pour prospecter pendant un an avant de se battre, dit-on, pour imposer les deux commissaires. Quel gâchis, quel mépris,… et qu’on arrête avec l’intégration, puisque même là où il y a des places légitimes à pourvoir, elles sont court-circuitées par les institutions dont c’est la mission. Même si Visit Brussels ou Bozar ont toutes deux validé le passif, l’équité n’est en effet pas dans leur cahier de charges.
La volonté de salir la volonté de réduire
Lorsque j’ai été reçue par Visit Brussels cet hiver pour exprimer mes doutes et mon étonnement, le responsable de l’ensemble du projet Mixity en écho au CBAI a tenté de justifier les choix par « la difficulté du secteur à s’entendre ». J’ai même entendu parler de loups… C’est énorme car l’invention de cette culture, c’est les battles dans le respect. Ignorer tout de cette culture et ne pas vouloir comprendre son fonctionnement a conduit à plaquer des schémas qui lui sont étrangers — par exemple, trouver des curateurs à tout prix. Il aurait fallu demander à dix spécialistes de coordonner ces 1500 mètres d’exposition et l’émulation aurait fonctionné à plein, chacun prenant soin, comme le terme curare l’exige, de son espace, mais avec les codes du Hip Hop pour des scénographies à couper le souffle.
Le Hip Hop, dirait-on, c’est comme le coltan ou le pétrole : ça n’appartient pas à ceux qui vivent dessus, mais aux compagnies qui ont la plateforme de forage.
Le résultat en art, c’est que quand on met sur le même plan l’original et l’épigone et ici le diplômé au-dessus du spécialiste, c’est pour faire baisser le prix et surtout la prétention de l’original et de l’expert.
Reprendre la main
Ceux qui, pour cet événement, ont oblitéré cette contre-culture, ont parlé à sa place, l’ont caricaturée, l’ont fait taire, l’ont classée puis noyée dans un effet de mode, ont fait de ses acteurs un groupe indistinct. Le message véhiculé est qu’il faut suivre les lois du marché, sous peine d’être exclu, de perdre la main, ce qui est totalement faux : il suffit de citer PNL, disque de diamant en indépendant. Le second message est plus brutal : que celui qui a déjà des années de ring dans les pattes dégage, la version moins fatigante du Hip Hop est là. Mais n’oublions pas : une contre-culture est façonnée par des boxeurs pas par des mimes. Et les noms propres qui composent toute histoire de l’art en train de s’écrire n’ont pas dit leur dernier mot. Car il faudra, en guise de réparation de l’outrage, demander des comptes pour ceux qui portent cette contre-culture bien au-delà des seules apparences et qui ont un life style qu’on ne peut pas mettre au rencard.
Au vernissage, je suis restée à l’extérieur. Je trouvais impudique de mater les déceptions. Il y avait certainement, m’a dit un pilier du mouvement, plus de cent cinquante personnalités importantes toutes disciplines confondues. Ils n’ont pas reçu un verre de Cristaline, ils ont été noyés dans la masse des quartiers sud majoritaires. Pas un livre d’or, pas un photographe mandaté pour immortaliser les retrouvailles qui resteront à coup sûr l’événement de la soirée.
Je sais que les personnes que j’ai entendu passer en revue et en rafales tous les absents en feront bientôt la liste et on saura qu’il reste tout à entendre et à voir. Il suffit de penser aux nombres de corps, de vie, de réécouter les morceaux, de voir qui connait vraiment Bruxelles et Navarre et on pleure de rage et d’espoir.
Marianne Koplewicz
30 juin 2017.
Spécial dédicace à l’humilité et à la générosité de Vincent Schmitz pour sa rétrospective rapologique, à Manza, Manu, Mohammed, Ahmad, Farid, Noémie, Sky, Bilal, Samir, 13hor, Saad, Irfan…
Merci à R&H
Le PDF de cet article (avec ses notes de bas de page) se trouve ici : comment_yo_est_arrive