« Je préfèrerais être quelconque »
Cette guerre civile n’est pas une lutte intestine à l’intérieur de l’homogénéité sociale, ni le conflit entre diverses identités, mais la preuve effective du caractère fictif de toute unité : une fiction derrière laquelle on cherche à cacher la constante et unilatérale offensive du capital contre tous les exploités, marginalisés, émigrés, exclus ; en somme, contre tous les damnés de la terre.
Un ami
L’heure semble grave, cette minute tremble, demain devient un postulat. L’armée est dans les rues, l’humanisme renaît de ses cendres, l’islamophobie connait une extension historique. « L’acte terroriste parisien » sert une campagne médiatique d’une bêtise exceptionnelle, c’est contre elle qu’il s’agit de lutter, que ce texte apparait. Dix membres d’un magazine tués à la kalach, en 48 heures un nouveau signe de ralliement, Je suis Charlie. Charlie Hebdo a certes été assassiné, les républicains parlent de scandale du siècle, plus grand attentat en France depuis plus de cinquante ans, ils découvrent pour mieux oublier le quotidien du Yémen (37 morts « le jour de Charlie »). « Cela n’a rien à voir, Paris c’est Paris ! » Certes dans la comptabilité cadavérique occidentale, un citoyen blanc assassiné vaut 100 asiatiques ou africains bombardés, et un journaliste vaut dix citoyens. Une première évidence apparaît : tout être sensible désirant être solidaire linguistiquement et connaissant un centième de l’histoire récente est plus « afghan » que « Charlie ». Il ne s’agit pas d’avoir honte d’être européen, seulement de se rappeler que nos états sont les plus criminels, avec pour seule concurrence notre enfant le mieux éduqué, les Etats-Unis.
Plus grave que ce slogan, un appel à l’unité nationale, la messe impériale des athées tous les soirs, la gauche et la droite, oubliant leurs fausses différences, jouent la compassion et se recueillent sous la bannière démocrate-républicaine-droit-de-l’hommiste. Qu’évoque pour vous un appel à l’unité nationale ? Sommes-nous occupés par autre chose que l’Etat d’exception capital ?
Plus grave que l’appel à l’unité nationale et comme son corollaire, une propagande sans précédent contre les musulmans, finissant sur un autocollant en face de chez moi, « Musulmans, respectez notre démocratie. » Le mouvement Pegida prenait déjà de l’ampleur avant les récents attentats, ces derniers jours des dizaines de mosquées ont été attaquées, plusieurs incendiées ; une mosquée a été attaquée à la grenade au Mans, des coups de feu ont été tirés contre une salle de prière à Port la Nouvelle. De Stockholm à Nice, les gestes de quelques barbares civilisés se délient, la bêtise médiatique inspire quelques citoyens « en manque de guerre d’Algérie ». Un « snack-kebab » est l’objet d’une explosion à Villefranche sur Saône, un lycéen d’origine maghrébine de 17 ans est molesté lors d’une minute de silence à Bourgoin-Jallieu en Isère, et enfin, le prix de l’acte le plus épocal de janvier 2015, une Femen brûle et piétine le Coran, sans oublier de transmettre son art, autrement dit en se filmant. Voilà pour certains des « crimes normaux » qui remplissent les colonnes des journaux.
Autrement graves sont les conséquences de cette propagande anti-arabe dans le quotidien des dizaines de millions de français, belges, allemands, européens d’origine maghrébine. Obsession collective, stigmatisation d’une population, fanatisme pacifiste de l’humanisme athée. La présomption de culpabilité est au désordre du jour, les contrôles au faciès, déjà pléthores, vont se multiplier. Tout musulman subit un référendum mobile « pour ou contre » les attentats, tout musulman doit se justifier et assurer sans cesse son désir d’intégration à une civilisation qui se désintègre, à des valeurs sans chair. Qu’on ne se trompe pas : qu’Hollande aille voir Merkel le jeudi 15 janvier, après une semaine d’intense propagande, pour attirer l’attention contre l’amalgame musulman-terroriste n’est qu’une feinte et ne nous fera pas oublier qui tire profit de cette confusion, ceux-là même qui l’ont inventée. C’est pourquoi Lassana Bathily, le prétendu héros de l’épicerie casher de Vincennes, a obtenu sa nationalisation le même jour. « Entendez, chers concitoyens, que même si les musulmans sont dangereux et en puissance tous terroristes, certains peuvent malgré tout s’intégrer. Chers concitoyens, chacun d’entre vous a droit à son ami arabe. » De même quand n’importe quel expert en terrorisme répète dix fois par émission ou par article qu’il ne faut pas se laisser aller à la haine, il ne dévoile qu’une évidence : la haine est déjà là et doit être contenue, « Français, encore un effort pour rester civilisés ». Lundi 19 janvier, même procédé que quatre jours plus tôt ; Valls, chef du gouvernement, autrement dit ministre de la discrimination, fait la une du Monde, se la joue militant LCR et ose parler d’apartheid territorial, social et ethnique en France. Le pléonasme n’est là que pour augmenter la confusion. Interview où il précise que le mot « intégration » ne signifie plus rien, qu’il s’agit de devenir citoyen. Il resitue par là le contrat social : même si vous êtes séparés de tout et de tous, vous pouvez réussir (entendez « travailler ») et, non pas obtenir le droit de vote, mais ne pas le perdre, comme la nationalité française. L’union prétendue et quémandée n’est centrée sur aucune valeur, elle est vulgairement économico-politique. Ce processus enfante une logique implacable : diviser ceux qui auraient tout intérêt à s’unir, « les plus pauvres », unir ceux qui sont toujours déjà séparés, « les plus riches ».
« Cherchant les vrais athées parmi les croyants (toujours nécessairement idolâtres) et les vrais croyants parmi ceux qui sont radicalement athées, nous serons peut-être conduits, échangeant les uns contre les autres, à perdre heureusement les deux figures qu’ils perpétuent. »
Blanchot
Je ne suis pas Charlie parce que je méprise tous les médias dominants, équitablement. Non pas parce qu’ils nous mentent sur les enjeux réels de la politique internationale, pas spécialement parce qu’ils sont les gardiens du capital ou parce qu’ils ont collaboré et collaborent encore au massacre du quotidien et des quartiers, non seulement parce qu’ils nous ont dépossédés du langage, mais avant tout parce qu’ils diffusent la confusion entre musulman, fondamentaliste, intégriste et terroriste, et que par-là même ils participent pleinement à la croissance de l’islamophobie, et, plus insidieusement, à la peur de l’inconnu, cet autre qui nous permet parfois de nous transformer.
Je ne suis pas Charlie parce que je ne suis pas d’accord avec ce moi si bien façonné par la propagande thérapeutique occidentale. Quand Pessoa dit je suis plusieurs, il ne dit pas que je suis une ou une somme d’identités, il rappelle que je suis composé de goûts, d’affections, de sons, d’idées, d’hymnes à la joie et de poèmes mélancoliques. Je ne suis pas ce qui arrive ou n’arrive pas, simplement l’agencement irrégulier de toutes les intensités qui m’ont bouleversé et permis d’opérer un décalage par rapport à ce que je devais être, ce que les dispositifs dominants attendent de tout un chacun ; un moi responsable, un homo oeconomicus conscient de ses limites, un indigné cynique, un démocrate réifié réificateur, un concurrent atomisé dans la guerre de tous contre tous. Je ne suis pas Charlie parce que toute première personne est un mensonge, qu’il y a très peu d’êtres singuliers en ce monde, assurément aucun auprès de cet énoncé.
Je ne suis pas Charlie parce qu’il n’y a aucun sujet où je puis être simultanément en accord avec Hollande, Sarkozy et l’imam en bas de ma rue. Là où il y a consensus il y a apparence de civilisation, et la nôtre, ayant éradiqué toutes les autres, me fait pleurer. Je ne suis pas Charlie parce que je considère toutes les formes de colonisation comme le terrorisme réel, des Croisades à l’occupation militaire actuelle de la planète. Je ne suis pas Charlie parce que je vomis cette soi-disant gauche plus à droite que la droite des années 50. La démocratie est avant tout le signe d’un « confort économique » destiné à une minorité d’enfants de colons, ceux-là mêmes capables de répéter toute leur vie et coûte que coûte qu’il s’agit du pire des systèmes à l’exception de tous les autres. Mais quels autres ? Avez-vous déjà entendu parler des formes de vie des dernières « sociétés primitives » ? Des modes d’organisation des marins de Kronstadt ? Je ne suis pas Charlie parce qu’une polythéocratie n’est pas pour me déplaire, pour peu que Hölderlin, Borges, Khayyam, Char, et Lao-Tseu puissent cohabiter en nos âmes.
Il n’y a pas d’abord le choc des civilisations, il y a avant tout une propagande anti-arabe, des armes à vendre et des ennemis à acheter.
Un ami écrivait ces mots quelques mois après le 11 septembre. Certes il ne peut y avoir de choc des civilisations s’il n’existe plus qu’une civilisation. Mais à force de propagande et de bombardements, d’attentats et de représailles, la face brillante de la guerre civile se précise. Que les services secrets américains arment ou paient certains djihadistes n’empêchent pas la multiplication d’enfants dans le dos, l’augmentation d’une force. Ailleurs au même endroit, tout politologue sait qu’un empire a besoin d’un ennemi, qui plus est un empire ne croyant qu’en son nihilisme : la figure de l’ennemi permet de se définir par la négation de celui-ci, et s’il n’existe pas il s’agit de le créer. Après 1989 un vide s’est ouvert, s’est vite refermé. « L’arabe » est cette figure ennemie au niveau de la politique intérieure des états nations européens, « le terroriste musulman » est la figure ennemie de la politique internationale occidentale. Si l’état islamique existe et a pour but de détruire l’Occident, il n’en est pas moins un produit de l’Occident. Le complexe militaro-industriel n’est pas une blague, l’axe du mal est le concept-clé de la stratégie géopolitique internationale. Et quand l’économie se porte mal, autrement dit tous les jours depuis 1973, les profits des lobbies de l’armement (ainsi que de toutes leurs filiales) permettent la survie du système. N’est-ce pas Vinci qui a connu la plus forte croissance au sein du CAC 40 ces derniers mois ? S’il est évident que le réseau de pouvoirs soumet et isole par la création de peurs, il s’agit d’entendre qu’il gouverne aussi par la crise. La guerre civile mondiale est avant tout un climat de guerre généralisé à l’échelle de toute la planète et découle de la disparition progressive des frontières entre le public et le privé, le capital et l’état, la politique intérieure et extérieure, la loi et l’exception.
Ce dont il est question, ce n’est pas tant de la crise du statut des jeunes dans les banlieues en France ou en Europe, mais bien la crise de l’Europe et de la France, posée d’abord parmi les jeunes des banlieues.
Le plus étonnant dans cette affaire, quand on lit la presse « mainstream », c’est qu’on a l’impression que ces attentats sont dépourvus de causes : la France serait une démocratie modèle, un gentil colonisateur parmi d’autres. Comme l’a dit avec justesse un alcoolique du 20ème siècle, le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en être connu. Et pourtant les causes de ce drame semblent difficiles à ignorer : elles se situent dans tous les effets de la propagande occidentale contre l’ennemi qu’elle ne cesse de produire. N’est-ce pas en France que plusieurs manifestations pro-palestiniennes ont été interdites l’été dernier ? « Pour la liberté d’expression ! » N’est-ce pas en France que les émeutes des banlieues ont défrayé la chronique durant l’hiver 2005-2006 ? « Toutes les racailles sont capricieuses et se divertissent en détruisant ! » N’est-ce pas en France que le racisme est le plus institutionnalisé ? « En tant que patron, je suis bien entendu contre la discrimination à l’embauche. Mais il faut avoir l’intelligence de déceler ces fainéants de barbus. » Au niveau international, la plupart feint encore de l’ignorer, la France participe à de nombreuses guerres en Afrique, au Proche et au Moyen-Orient elle collabore avec les Etas-Unis, autrement dit elle a participé aux dévastations de Kaboul, de Bagdad et de la Lybie, non pas, comme nous l’indiquent les médias dominants, pour mettre fin à des dictatures sanglantes et propager la démocratie, « la guerre pour la paix », mais bien pour contrôler économiquement ces régions. Une chose est assurément à retenir de l’attentat : ceux qui ont frappé ne sont pas tant des persécuteurs que des persécutés. Ils sont perdus dans ce monde (qui ne l’est pas ?) et ils le savent. Leurs « frères » recommenceront parce qu’ils perçoivent le désert que nous formons, que nous faisons semblant d’habiter. Ils recommenceront parce qu’ils n’ont plus rien à perdre, tout étant déjà perdu pour eux dans ce monde ci. Il ne leur sert à rien de revendiquer, ils se battent sur le terrain de l’adversaire mais sans respecter ses règles. Ils se foutent du dialogue social comme des psychologues, des sociologues, des élections ou des assistants sociaux. Charlie Hebdo était une cible adéquate, même si pour le blanc occidental que je suis, les moyens demeurent indéfendables. (Pour ceux qui ont peur en lisant ce passage, il s’agit de rappeler qu’en 2012, désolé pour ces chiffres, 120 personnes sont mortes en Occident à cause du « terrorisme islamique » alors que 148 femmes ont été tuées en France par leur conjoint…)
Permettons-nous un léger saut. On a peut-être oublié que le Cambodge et le sud-Laos (routes essentielles pour le ravitaillement en armes du Vietnam) furent bombardés de 1973 à 1975, autrement dit après la soi-disant fin de la guerre du Vietnam, les accords de paix ayant été signés en 1973. On a peut-être oublié que cette même année 1973 (le 11 septembre !) Allende fut assassiné par la CIA (officiellement suicidé) et que Kissinger est allé chercher son Prix Nobel de la paix tout seul. Le Duc Tho refusa en effet ce titre de gloire parce que, selon ses mots, « la paix n’a pas été réellement établie ». On a sans doute oublié, par la même occasion, que quelques centaines de milliers de civils laotiens et cambodgiens ont ainsi perdu la vie, que les Khmers rouges sont cambodgiens, et que, comme par hasard, ils ont pris le pouvoir en 1975, donnant cours à l’un des plus importants génocides de tous les temps. On oublie en outre que les chefs des Khmers rouges ont tous étudié dans des grandes écoles à Paris, qu’ils sont tous sortis avec une grande distinction et les remerciements du jury. Ne pouvant oublier ce qu’on ne sait, il s’agit de penser, suivant un des plus grands philosophes du vingtième siècle, que le ressentiment de la volonté est la caractéristique principale des derniers hommes, autrement appelée esprit de vengeance. Si l’on récolte ce que l’on sème et si l’on considère qu’une civilisation a depuis longtemps triomphé, une évidence apparaît : les derniers hommes sont majoritaires sur tous les continents, ou plutôt, toute barbarie nous est familière.
Si je suis Charlie, c’est seulement en tant qu’homme dépossédé de son milieu, de son imaginaire, de l’expérience, du langage, en tant que dés-astre donc, non pas libre et joyeux de s’exprimer, mais qui ne peut plus que s’exprimer sur des fragments de la dévastation en cours. Et pourtant j’ai peur, non pas de subir un attentat à l’épicerie du coin ou de la bombe atomique, mais bien de vivre dans un système-monde dont le carburant idéologique est le « choc racial ». Abdelilah, Haroun, Youssef, j’ai peur pour vous les gars, et pourtant je ne suis pas vous, ne me rends pas compte de la violence de tous ces regards, ne me rends pas compte de ce que cela fait d’être la cible d’une permanente suspicion. Si le commun est l’éparpillement des valeurs individuelles, certes omniprésentes même si toujours déjà défaillantes, une valeur partagée par deux êtres suffirait à faire trembler le monde. L’équivalence entre la foudre et le dieu de la foudre, chez les Yoruba, nous appelle non pas (spécialement) à croire en ce qui arrive, bien plutôt à l’assumer.
« Au fond, nous ne vivons que d’âme à âme et nous sommes des dieux qui s’ignorent. S’il m’est impossible ce soir de supporter ma solitude, et si je descends parmi les hommes, ils me diront que l’orage vient d’abattre leurs poires ou que leurs dernières gelées ont fermé le port. Est-ce pour cela que je suis venu ? Et cependant, je m’en irai tantôt, l’âme aussi satisfaite et aussi pleine de force et de trésors nouveaux que si j’avais passé ces heures avec Platon, Socrate et Marc-Aurèle. Ce que disait leur bouche ne s’entendait pas à côté de ce que proclamait leur présence, et il est impossible à l’homme de n’être pas grand et admirable. Ce que pense la pensée n’a aucune importance à côté de la vérité que nous sommes et qui s’affirme en silence ; et si, après cinquante ans de solitude, Epictète, Goethe et Saint-Paul abordaient en mon île, ils ne pourraient me dire que ce que me dirait en même temps et plus immédiatement le petit mousse de leur navire. »
Bartleby Bazlen, secrétaire intempestif du front de libération des mousses sans emploi.
Bruxelles, le 30 janvier 2015