« Fonction de la philosophie spéculative »
par Dider Debaise
Nous avons opposé à l’expérience moderne de la nature, issue du geste de la bifurcation, une définition maniériste de l’être : il n’y a rien au-delà des manières. Nous la posons comme une voie possible et cohérente pour penser un univers pluraliste constitué d’une myriade de centres d’expérience, tous aussi importants, tous aussi actifs et dont l’expérience anthropologique, humaine, représente l’une des formes, sans pouvoir jamais prétendre les fonder ni en être le modèle. Pour lui donner consistance, nous avons dû replacer toutes les qualités qui étaient extraites des choses à l’intérieur même de l’existence : la perspective, la sensation esthétique, le sens de l’importance et de la valeur. Il nous faut une philosophie qui, par sa forme même, ses ambitions et ses manières de se rapporter aux choses, puisse donner toute son importance à cette expérience profondément plurielle de la nature. Nous l’appelons spéculative et nous la définissons par une fonction: intensifier jusqu’à son point ultime l’importance d’une expérience.
Pour la construire, nous nous baserons sur des éléments, développés dans un tout autre contexte, issus de la dernière grande œuvre de Whitehead, Modes de pensée. Les lecteurs et spécialistes de son œuvre ont manifesté à l’encontre de cet ouvrage soit un véritable désintérêt, qui leur paraissait légitime étant donnée l’impression qui s’en dégageait d’une simple tentative de vulgarisation de ce qui se trouvait pleinement déjà déployé dans Procès et réalité, soit de la méfiance, car le livre, trop métaphorique, trop lyrique, semblait introduire plus de confusions que de clarifications. Cependant le livre est traversé par une nouvelle question, absente des œuvres antérieures, que nous voudrions placer au centre de l’entreprise spéculative: qu’est-ce qui nous donne le sens de l’importance? Cette question en implique une multiplicité d’autres qui lui donnent sa consistance: ce sens de l’importance relève-t-il d’une faculté particulière, faculté de sentir, d’imaginer ou de raisonner qui projetterait sur les choses les intérêts et les valeurs qui la concerneraient? Doit-il, au contraire, être situé au cœur même de l’existence, comme si les choses importaient par elles-mêmes, indépendamment des intentions de ceux qui viendraient affirmer qu’elles importent? Est-ce que l’importance varie d’une époque à une autre, subissant les fluctuations historiques qui font que nous rejetterions comme anecdotique ce qu’une époque antérieure croyait être vital?
Avant d’en proposer une définition, commençons par deux contrastes qui se présentent directement à l’esprit lorsqu’il s’agit de l’importance. Tout d’abord, l’importance se distingue de l’état-de-fait. Whitehead les place au centre de toute expérience : «deux idées opposées semblent inévitablement sous-tendre toute l’ampleur de l’expérience : l’une est la notion d’importance, le sens de l’importance, la présupposition de l’importance ; l’autre est la notion d’état-de-fait (matter-of-fact)» . L’importance concernerait la valeur d’une chose, là où le fait en désignerait l’existence brute. Une telle notion d’existence brute est une pure abstraction issue d’un travail de simplification opéré par l’intelligence . Que serait une existence factuelle qui serait absolument, essentiellement, sans importance? Même si nous trouvions un exemple d’un tel fait, ne le ferions-nous pas au nom de l’importance que revêt la possibilité d’un tel fait ? Ne viendrait-il pas alors confirmer ou infirmer l’importance d’une hypothèse mise à l’épreuve à son sujet ? Mais nous pourrions en dire de même de la notion d’importance. Que serait une importance en soi, indépendamment de toute situation et de toute existence factuelle? Ne perdrait-elle pas directement toute valeur si elle ne renvoyait pas d’une manière ou d’une autre à des êtres qui en seraient les supports ou la feraient importer? Le contraste entre l’importance et l’état-de-fait n’est pas une opposition, c’est la mise en évidence de qualités distinctes de l’expérience. Au final, «il n’y a pas d’échappatoire au pur état-de-fait. Il est la base de l’importance, et l’importance est importante de par le caractère inéluctable de l’état-de-fait» . Ensuite, la notion d’importance se distingue d’une notion avec laquelle elle est régulièrement confondue : l’intérêt. Lorsque nous disons d’une chose qu’elle est intéressante ou qu’elle a de l’intérêt, ne cherchons-nous pas en fin de compte à dire qu’elle est importante? N’a-t-elle pas en ce sens de la valeur au même titre que si nous disions qu’elle importait? Réciproquement, l’importance que nous attribuons à une chose ne relève-t-elle pas tout simplement de l’intérêt que nous lui portons? Cependant, il y a bien une différence fondamentale entre les deux notions : l’importance exprime la manière par laquelle un événement cristallise des enjeux au-delà de son existence hic et nunc. Nous disons d’une découverte ou d’une invention qu’ils sont importants lorsque nous voulons mettre en évidence le fait qu’ils ont changé en profondeur une situation du monde dans lequel ils ont pris place. Whitehead n’hésite pas à reprendre cette vision courante en affirmant que l’importance, par exemple, d’un événement historique est proportionnelle aux métamorphoses qu’il a suscitées, au-delà de sa réalité propre, dans le cours de l’histoire. Au final, si nous prolongeons cette vision de l’importance, elle nous amène à affirmer qu’elle est l’expression d’une « unité de l’Univers » . L’événement historique vers lequel, rétrospectivement, à partir du moment où il a eu lieu, tous les événements antécédents semblent converger et qui les fait basculer vers une nouvelle époque importe justement parce qu’il y est essentiellement question d’un cours du monde, situé en lui mais qui l’excède de toute part. La notion d’intérêt n’est pas si éloignée, mais elle porte sur la particularité d’un événement, sur son individualité. Si nous relions, ce qu’apportent ces deux contrastes (importance et état-de-fait/importance et intérêt), nous en arrivons alors à l’idée que l’importance est cette unité de l’univers toujours située dans un événement actuel.
Whitehead en donne une définition plus technique : l’importance « est un aspect du sentir par lequel une perspective est imposée à l’univers des choses senties » . La définition est pour le moins obscure et Whitehead se borne à l’énoncer sans chercher ni à la justifier ni à la développer, comme si elle manifestait une évidence telle qu’aucune explication n’en était nécessaire. Il est vrai que les termes utilisés, notamment les termes de sentirs et de perspectives, ont été l’objet de nombreux développements dans ses autres œuvres et Whitehead consacre un chapitre complet à la perspective dans Modes de pensée. Néanmoins, la vitesse avec laquelle est formulée cette définition de l’importance ne se justifie nullement par le fait que tous ses réquisits auraient été par ailleurs développés. Prenons-là telle qu’elle est donnée dans ce passage, sans la surcharger d’interprétations. On constate alors que le terme sentir y apparait deux fois, donnant l’impression d’une définition circulaire qui part du sentir, un aspect de celui-ci, pour y terminer en tant que perspective de l’univers. Cette insistance pour placer le sentir au cœur de la définition a un effet direct et radical. Le sentir y prend la place de tout ce qui relèverait d’une conscience ou d’une intentionnalité par rapport à l’importance. Nous pouvons en déduire que l’importance d’un événement n’est en aucun cas relative à la conscience que nous pourrions en avoir, aux intentions que nous y projetterions, ou aux effets que nous escompterions en déduire. Whitehead le confirme à plusieurs reprises, ne laissant aucun doute sur les raisons pour lesquelles il donne aux sentirs une telle place : « nous mettons à l’écart, nous dirigeons notre attention, et nous exerçons des fonctions nécessaires sans y accorder la force de l’attention consciente » , ou encore le « sentir n’implique pas en lui-même la conscience » . Cela ne signifie nullement que la conscience n’a aucune fonction par rapport à l’importance, mais qu’elle n’en est ni l’origine ni le fondement. Il y aurait, avant toute conscience, un sens de l’importance, une manière d’éprouver et de sentir ce qui importe dans les événements. Ce sens de l’importance relève d’une dimension plus large que celle exprimée par la conscience; elle s’inscrit dans une activité vitale : « Le sens de l’importance est enchâssé dans l’être même de l’expérience animale » .
Les appâts propositionnels
Le fait d’avoir placé l’importance à l’intérieur des sentirs, sur un plan préalable à la conscience, laisse cependant en suspens une question essentielle pour notre projet : comment pourrait s’intensifier ce sens de l’importance ? Si elle est uniquement un « aspect du sentir par lequel une perspective est imposée à l’univers des choses senties » alors d’où viennent sa gradation et son augmentation ? Comment se fait-il que des événements pouvant être insignifiants dans un premier temps acquièrent une importance croissante, ou que, réciproquement, après une durée plus ou moins longue, ils en perdent ? Si l’importance, comme la définition de Whitehead le suggère, a une dimension cosmique, qu’elle concerne tous les sentirs, alors comment expliquerons-nous les variations, les intensifications, les diminutions ou encore les hiérarchisations de l’importance ? La question de la fluctuation de l’importance est centrale pour notre projet de définition de la fonction de la pensée spéculative. Car, si l’importance était donnée une fois pour toutes, instantanément, pour chaque événement, alors la pensée spéculative n’aurait aucune utilité, si ce n’est celle d’attester qu’il y a de l’importance, mais celle-ci étant devenue à ce point commune aux choses qu’elle-même aurait perdu toute pertinence. Nous posons que l’unique fonction de la philosophie spéculative est de faire importer l’expérience, de l’intensifier à son maximum. C’est donc la montée en puissance de l’importance d’une expérience qui nous intéresse. Malheureusement, la définition que donne Whitehead de l’importance, dans la mesure où elle cherche à en faire une dimension centrale du sentir, ne nous est sur ce point d’aucune utilité. Elle doit être complétée.
Dans Procès et réalité, Whitehead consacre un chapitre entier aux « propositions ». La question des propositions, de ce qui les caractérise, de ce qu’elles requièrent et de leurs effets est l’une des constantes de l’œuvre de Whitehead depuis, au moins, les Principia Mathématica. Nous n’ambitionnons pas de retracer cette histoire de la notion de « proposition » dans son œuvre, ni d’établir des liens avec d’autres tentatives philosophiques qui lui sont contemporaines ou d’autres domaines de la philosophie où l’on trouve une insistance similaire pour redonner aux « propositions » un statut essentiel, telles que la logique, l’épistémologie ou la sémiotique. Notre projet est beaucoup plus circonstancié : comment comprendre qu’il puisse y avoir une intensification de l’expérience ? Or, lorsqu’il traite des « propositions » dans Procès et réalité, Whitehead pose des éléments qui vont, comme nous voudrions le montrer à présent, dans le sens d’une telle intensification. Une proposition n’est pas la description d’un état-de-fait, ni une représentation, ni un jugement, c’est un appât pour des sentirs . Emettre une proposition, c’est essentiellement appâter une multiplicité de sentirs. Arrêtons-nous un instant sur le terme « appât ». Le terme provient de la traduction en français de « lure » utilisé par Whitehead : a lure for feelings. Remarquons que le terme anglais n’est pas associé aux connotations plus péjoratives qu’on trouve en français. Nous n’y trouvons pas, avec la même force qu’en français, l’idée d’une apparence trompeuse, d’un appât factice visant à tromper quelqu’un, d’un travestissement en vue de cacher les véritables mobiles d’une action. Certes, le terme anglais « lure » peut être aussi utilisé dans l’intention de dénoncer l’utilisation d’un artifice en vue de tromper quelqu’un, mais il recouvre généralement un sens plus neutre : inciter un changement, qui peut être, selon les circonstances, positif ou négatif, attirer un individu, dévier un mouvement, modifier le cours d’un événement en le faisant aller dans une nouvelle direction. Ainsi, lorsque Whitehead dit des propositions qu’elles sont des « appâts pour des sentirs », il n’y a, dans l’usage de cette expression, aucune dimension critique ou dénonciatrice. Il s’agit simplement de voir dans la proposition une capture ou une prise singulière des sentirs.
En ce sens, il est impératif de ne pas confondre les propositions et les jugements. Leurs fonctions se complètent mais ne s’identifient jamais. Ainsi, les attaques de Whitehead contre toutes les théories qui viseraient à faire des propositions des cas particuliers de jugement sont innombrables et particulièrement virulentes. Il n’hésite pas à écrire, par exemple, que « par malheur les théories, sous le nom de ‘propositions’, ont été abandonnées aux logiciens, et ils ont défendu la thèse qu’elles n’ont d’autres fonctions que d’être jugées d’après leur vérité et leur fausseté » . L’attaque adressée contre la logique n’est qu’un prétexte. La question est beaucoup plus générale ; elle porte sur la croyance illégitime selon laquelle la fonction première d’une proposition serait de porter un jugement. Il ne s’agit pas de nier cette dimension des propositions, mais d’en limiter la pertinence : « la thèse défendue ici est que […] le ‘jugement’ se rencontre très rarement, de même que la ‘conscience’ » . Pour rendre la différence la plus saillante possible, Whitehead n’hésite pas à la pousser jusqu’à la caricature, rendant toute identification non seulement illégitime mais quasiment burlesque.
L’existence de la littérature d’imagination aurait dû prévenir les logiciens de l’étroitesse et de l’absurdité de leur thèse. Il est difficile de croire qu’un logicien, quand il lit le monologue d’Hamlet ‘Etre ou ne pas être…’, commence par émettre un jugement sur la vérité ou la fausseté de la proposition initiale, et continue à s’imposer la tâche d’émettre des jugements tout au long des trente-cinq vers de la tirade. A coup sûr, à un moment de la lecture, le jugement laisse place au plaisir esthétique .
Le monologue, alors qu’il est purement théorique, suite d’énoncés, a une fonction qui dépasse bien évidemment son expression exclusivement verbale : la capture d’une multiplicité de sentirs. Ce que le jugement perd, lorsqu’il est porté à une dimension trop exclusive, c’est le saut imaginatif impliqué dans la proposition. Les sentirs qui sont impliqués dans le monologue peuvent être de différents ordres : esthétiques, moraux, axiologiques et, pourquoi pas, dans certains cas, logiques, mais en aucun cas ils ne s’épuisent dans le jugement des trente-cinq vers. Ce que le monologue, comme proposition, produit, c’est bien une intensification dramatique des sentirs qu’il appâte. Ce qu’il vise, c’est la « valeur en tant qu’éléments du sentir » . En ce sens, il serait absurde de demander si les propositions émises dans le monologue d’Hamlet sont vraies ou fausses, car leur fonction est tout autre : accroissement de l’importance de l’expérience incarnée dans les sentirs qui y sont attachés.
Les mondes alternatifs
La fonction des propositions est de produire une intensification des sentirs. Mais la question reste en suspens : comment y parviennent-elles ? Que mettent-elles exactement en perspective dans les sentirs qui leur permettent d’induire une telle intensification ? En un mot : que capturent, en tant qu’appâts, les propositions dans les sentirs pour qu’ils acquièrent une dimension qui leur était jusque-là inconnue ? Prenons un nouvel exemple : la bataille de Waterloo.
Cette bataille a débouché sur la défaite de Napoléon, et sur une constitution de notre monde actuel fondée sur cette défaite. Mais les notions abstraites exprimant les possibilités d’un autre cours de l’histoire qui aurait découlé de sa victoire sont pertinentes par rapport aux faits qui se sont réellement produits. Peut-être des historiens imaginatifs, méditent-ils longuement sur cet autre cours hypothétique de l’histoire. Nous pouvons estimer que cela n’a aucune importance pratique. Mais le fait même d’y penser montre que nous admettons sa pertinence, puisque nous allons même jusqu’à le rejeter .
La mise en place d’une théorie des propositions à partir d’un exemple comme celui d’une bataille ne va pas sans certains dangers. Parce qu’elle accentue l’idée d’une irruption, d’un événement comme rupture et passage à une nouvelle époque, qu’elle semble placer la notion de proposition dans un cadre principalement anthropologique, l’exemple de la bataille est à la fois pertinent et risqué. Cependant, la manière dont Whitehead la pose, les éléments qu’il y mobilise, les termes qu’il utilise, nous permettent de mettre en évidence les dimensions spéculatives des propositions dont nous avons besoin.
Les propositions relient des sentirs actuels [sujets] et des mondes possibles [prédicats]. Lorsqu’il mentionne la bataille de Waterloo, Whitehead introduit quelque chose de très singulier qui forme l’une des obsessions constantes de sa théorie des propositions et qui est, selon la reprise que nous voulons en faire dans le cadre de la fonction des propositions spéculatives, le point central de la question de l’intensification. Il mentionne l’idée qu’un autre « cours de l’histoire était possible ». Ce n’est ni un mot d’ordre, ni une simple assertion qui indiquerait, comme un ajout à l’interprétation des événements historiques, qu’il y aurait du possible dans tout événement auquel il conviendrait de donner une place. C’est au centre de l’événement que résonne cette insistance d’un autre cours. Dans chaque acte qui constitue la bataille, à chaque niveau de son existence, aussi bien dans la hantise globale de la défaite que dans les hésitations des soldats, au moment même où elle a lieu, la question d’un autre cours de l’action, de l’événement ou de l’histoire, se pose avec insistance. Dans les hésitations qui la parcourent, c’est la multiplicité des mondes possibles afférant à chaque acte qui se joue : les armées françaises sortent victorieuses ; elles sont défaites ; la coalition s’effrite et un nouvel équilibre voit le jour ; la bataille perdure et se maintient sans que plus aucune victoire ne fasse sens. Whitehead ne connaissait sans doute de Renouvier que les hommages que lui a rendus James . Cependant, son insistance pour envisager d’autres cours de l’histoire, pour tenir compte des événements tels qu’ils auraient pu être, n’est pas très éloignée d’un genre instauré par Renouvier dans son ouvrage Uchronie . Quelle peut être la fonction de ces uchronies ? Ne sont-elles qu’un pur exercice abstrait qui viserait à relativiser l’ensemble des événements en rappelant que l’histoire n’est pas totalement déterminée au moment où elle se fait ? Elles sont bien plus fondamentales que des simples outils pédagogiques ou heuristiques. Elles sont la condition de ce que nous avons appelé la montée en puissance de l’importance, son intensification.
Précisons ce point car il est au cœur de la fonction de la pensée spéculative. Si l’issue de la bataille avait été inscrite depuis toujours, si elle suivait un cours normal établi une fois pour toutes, si elle ne faisait qu’actualiser des surdéterminations historiques, alors c’est toute la valeur de l’événement qui s’effondrerait, et avec elle notre héritage. Nous dirions de la bataille qu’elle est un événement dans une séquence linéaire, mais nous échapperait ce qui fait qu’à telle occasion à tel moment historique la constitution de notre monde actuel s’est jouée. Les possibles dramatisent, et par là même intensifient, la défaite. Il ne faudrait cependant pas exagérer le statut de ces mondes possibles. Ils ne seraient que de pures abstractions générales, si leur existence n’était pas toujours locale, située dans des événements concrets : l’hésitation dans telle action, l’inquiétude ressentie à tel moment, les bifurcations prenant consistance dans telle suspension de l’action. Ainsi, de tous les gestes, de tous les agents, de toutes les actions, il faut dire qu’ils sont des « hybrides entre pures potentialités et actualisations » . En ce sens, les propositions spéculatives requièrent un milieu qui leur donne leur consistance. Elles ne décident pas pour le monde ; elles articulent différemment des événements. Pour que l’idée d’un autre cours de l’histoire ait la moindre consistance, il faut qu’elle appâte, ou capture, des inquiétudes réelles, des sentirs effectifs, qui, partiellement, lui préexistent. Ces sentirs, ce sont ceux de la bataille, qui se développent dans les mémoires des acteurs, s’inventent dans les œuvres littéraires, se déploient dans les travaux des historiens qui en relatent le déroulement. Cet ensemble de sentirs physiques, esthétiques, imaginatifs, forment le milieu des nouvelles propositions qui se tiendront au sujet de la bataille. Lorsque l’ « historien imaginatif » de l’exemple de Whitehead médite sur ces autres cours de l’histoire, fait vivre les possibles afférant à la situation historique à laquelle il est intimement lié, les propositions qu’il développera seront d’autant plus importantes qu’elles articuleront l’ensemble des hésitations qui accompagnent cette histoire singulière. L’importance des propositions est ainsi relative à la pertinence des articulations qu’elles produisent. On pourrait légitiment demander qui jugera de cette pertinence. Où trouverons-nous les critères qui nous permettraient de dire qu’une proposition est plus pertinente qu’une autre et selon quelles perspectives pourrons-nous évaluer l’étendue des articulations qu’elle entraine ? Si effectivement, une pluralité de mondes possibles se greffe au cours de la bataille, si ces mondes possibles viennent se confirmer ou s’infirmer par les histoires qui la relatent, où s’établiront les différences ? Devons-nous tous les prendre, tous les faires exister au même titre, avec la même force et intensité ? Whitehead donne, dans le passage que nous citions, un élément de réponse : « cette bataille a débouché sur la défaite de Napoléon, et sur une constitution de notre monde actuel fondée sur cette défaite » . Ce n’est donc pas la bataille qui en tant que telle doit trouver toute son importance. Ce serait là une plate constatation. L’intensification porte sur toutes les hésitations qui la traversent, sur les possibles qui l’animent et qui viennent en fragiliser la dimension imposante. Au final, la pertinence des propositions est relative à la constitution de notre monde actuel. Nous ne pouvons aller au-delà. Cet « autre cours de l’histoire », ces mondes alternatifs dramatisés par l’ « historien imaginatif » qui développerait des uchronies, n’a d’autre fonction que de rendre compte de notre monde actuel, de ce dont il hérite, de la fragilité de l’histoire dont il dérive, des possibles qui l’habitent dans une présence latente. Ces conditionnels passés, ces « aurait pu », portent donc exclusivement sur la constitution de notre monde actuel, un monde en train de se faire, avec ses hésitations, ses bifurcations latentes, ses tendances et qui ne dit rien de définitif au-delà de lui-même.
Nous pouvons à présent revenir à la définition que nous proposions de la philosophie spéculative : intensifier jusqu’à son point ultime l’importance d’une expérience. L’importance est donnée. Elle appartient à tout être dans la mesure où il incarne une perspective singulière sur l’univers, qu’il exprime dans chacune de ses parties les dimensions cosmiques dont il hérite. Les manières de sentir, de se relier, de prendre, ainsi que l’importance que ces manières revêtent, sont constitutive de la nature elle-même. Il n’y a pas d’un côté des qualités primaires et de l’autre des qualités secondes, mais des articulations spécifiques qui se font pour chaque existence dans l’affirmation de ce qui importe ici et maintenant. Mais si l’importance est partout, il nous incombe cependant de l’intensifier, de lui donner toutes les dimensions qu’elle requiert. En un mot, d’instaurer sa valeur. Cette question, si nous l’avons posée à partir d’un événement historique, ne se limite bien évidemment pas à l’histoire et à ses héritages, mais à notre expérience contemporaine et aux possibles qui l’animent. C’est une action éminemment morale dont la maxime pourrait être : « que l’on détruise ou que l’on préserve, notre action est morale si, ce faisant, nous avons sauvegardé l’importance d’une expérience, dans la mesure où cette importance repose sur un cas concret de l’histoire du monde » .